8 septembre 2015. Internet revisite l’auto-stop avec BlaBlaCar ; la chambre d’amis avec Air’BnB ; le coup de pouce avec Ulule ; le journal associatif avec le Huffington Post… Cette « économie du partage » semble porter des valeurs sociales : la consommation responsable ou la solidarité ; voire morales : l’entraide ou l’altruisme.
Comme toute nouvelle pratique, l’économie du partage commet quelques erreurs de jeunesse. Mais, d’autres signaux doivent nous alerter sur un vice plus profond, en particulier lorsque les contributeurs à ces plateformes se révoltent contre les opérateurs. Les « pionniers » de BlaBlaCar dénoncent, par exemple, la perte de l’état d’esprit du covoiturage avec sa marchandisation. Les journalistes du Huffington Post réclament le partage du chèque de rachat pour 300 millions de dollars par AOL. Et cette vision se noircit encore lorsque ces opérateurs désorganisent le travail des professionnels classiques ou ne payent pas d’impôt.
Pour comprendre ce vice, il faut observer deux types d’utilisateurs. D’une part, les pionniers, qui sont attachés au simple partage de frais, à l’existence d’une communauté basée sur de nouvelles règles et comportements... De l’autre, les utilisateurs plus récents, ceux du mass-market, qui en ont une approche très utilitaire, même si la relation directe entre particuliers maintient la nécessité d’une certaine civilité.
Les opérateurs des plateformes ont un intérêt financier objectif à démarrer avec les « pionniers », puis à repositionner leur offre pour atteindre la masse. Lors de cette transition, on peut comprendre que les premiers déplorent la perte de l’état d’esprit originel. Pire, l’opérateur ne reconnaît pas leur engagement dans le démarrage de la plateforme. Pour eux, cette perte n'est pas compensée par le succès de masse, ni la plus grande rigueur transactionnelle. On comprend leur mauvaise humeur, mais on est davantage surpris par la fréquence des mots « désaccord » et « trahison ». Dans le cas du Huffington Post après son rachat, les contributeurs disent avoir le sentiment que le journal « les avait mis à profit pour réaliser un bénéfice énorme » et réclament une rémunération en conséquence.
On pourrait penser que les pionniers des plateformes avaient donné leur temps et leur créativité sous la forme du « don gracieux » du bénévolat. Au contraire : ces mots sont l’expression d’un contrat implicite, que les ethnologues nomment « don/contre-don ». Le don se caractérise en effet par l’attente d’un « contre-don » en retour. Etonnamment, la vertu des pionniers n’est pas dans la générosité. Il s’agit davantage, pendant la phase pionnière, des vertus qui permettent de faire société : philanthropie, sympathie, justice, équité, hospitalité et humanité.
Ce contrat implicite, entre opérateurs et pionniers, ne survit pas au succès commercial des premiers, ce qui est dommageable pour les seconds. C’est le point de rupture actuel entre le moral et le légal. Le Code de commerce impose en effet à l’opérateur de rechercher le développement commercial et donc, implicitement, de trahir ses pionniers.
Pour ceux qui sont sensibles à la responsabilité sociétale de l’entreprise, il y a là matière à questions : le plaisir d’avoir participé à une aventure entrepreneuriale est-il une contrepartie équitable pour la contribution des pionniers ? Faut-il mieux les informer pour ne pas décevoir leurs attentes ? Peut-on imaginer pour eux un nouveau mode de rétribution pour se dégager sans brutalité de leur contrat implicite, en reconnaissant leur utilité ? Les réponses devraient relever de la sage gouvernance des opérateurs de l’économie du partage.
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