Dans Revue d'économie industrielle 2019/1 (n° 165), pages 135 à 161
La théorie de l’utilité (Bentham, 1780) a été supplantée par la théorie de la valeur-travail (Ricardo, 1817) puis par la théorie néoclassique de la valeur de marché (Walras, 1883). Les métriques que produit l’économie numérique (Lorphelin, Saint-Étienne et Volle, 2015) remettent l’utilité à la première place.
Amazon mesure la qualité des contributions grâce à la question : « ce commentaire vous a-t-il été utile ? ». Les clics des internautes alimentent des algorithmes qui permettent à Google de définir le prix des publicités, à TripAdvisor et à BlaBlaCar de classer hôtels et conducteurs.
Ces métriques aident à personnaliser l’offre : Netflix propose une liste de films à chaque téléspectateur, Vente-privée élabore des recommandations individuelles grâce au Big Data, les jeux sur smartphone s’adaptent à chaque joueur, l’assureur Aviva calcule ses primes en évaluant la conduite automobile grâce à une applet installée sur le smartphone de l’assuré.
L’ « utilité ajoutée » est valorisée : des modèles « freemium », dont le prix est proportionnel au service rendu, se sont imposés en ligne. Les patients américains notent leurs médecins sur doctor.com, les élèves de HEC notent leurs professeurs. Le magazine Forbes rémunère ses journalistes en fonction de la fidélité de leurs lecteurs.
Ces métriques rendent mesurable toute action économique, même infime comme un clic ou relative à une contribution non marchande. Le champ de l’observation économique, limité auparavant à la sphère marchande, s’élargit ainsi jusqu’aux frontières du bien-être matériel. Les problèmes théoriques que pose le caractère subjectif de l’utilité sont résolus par la pratique : le prix d’un même produit, par exemple celui des billets d’avion, peut varier entre deux clients et entre deux instants avec la segmentation tarifaire (yield management). La répartition équitable des revenus entre les coproducteurs devient possible.
Les métriques révèlent de nouvelles ressources, transformées en autant de richesses dans la phase ascendante de la transformation numérique. La création de valeur contributive que préfigure Wikipédia pour les savoirs s’étend à l’innovation et aux décisions collectives. La valeur coopérative des maquettes 3D partagées lors de la conception des Airbus s’étend à la production et à la maintenance. La valeur relationnelle que révèlent les étoiles d’Uber ou de BlaBlaCar, qui notent les chauffeurs et les passagers, s’étend au leadership et aux services à la personne.
Des initiatives publiques vont dans le même sens : des associations comptabilisent le bénévolat pour rendre compte de leur utilité sociale ; France Stratégie propose, après la commission Stiglitz (Stiglitz, Sen et Fitoussi, 2009), des indicateurs de « croissance soutenable » ; l’OCDE définit des indicateurs de bien-être ; l’Union européenne développe des critères d’utilité environnementale et sociale ; la commission Sénard-Notat propose d’introduire dans le Code civil la « raison d’être de l’entreprise » (Notat et Sénard, 2018).
Les mesures du travail et du capital ont structuré la politique pendant deux siècles. La mesure de l’utilité, qui révèle la compétence relationnelle, la dynamique collective et le rôle de l’utilisateur, transforme le modèle économique et conduit à redéfinir la mission de l’entreprise.
L’entreprise de l’iconomie conçoit une multitude de modèles d’affaires divers17 pour accroître les richesses marchandes et non marchandes et orienter les externalités. L’exploitation de richesses non marchandes sobres en ressources énergétiques d’origine fossile favorise une croissance endogène et qualitative.