LE SOIR

Vincent Lorphelin (économiste) :
« L’IA invite à rompre avec le modèle économique des Gafam »

Dirsuptif, en contrepoint aux thèses de la Silicon Valley, l’économiste Vincent Lorphelin propose la notion de « propriété liquide », où le fonds de roulement de l’économie ce n’est plus l’argent, mais la circulation de droits de propriété intellectuelle. De quoi sortir du bras de fer entre « pro-culture » et « pro- innovation ». Tout en servant le modèle d’économie sociale européenne.

D'un côté, le sacro-saint droit d’auteur dont les contenus alimentent massivement les intelligences artificielles génératives. De l’autre, le droit de fouille (ou data mining), soit la faculté donnée aux éditeurs d’outils d’IA d’aller puiser dans les données de tiers afin d’entraîner leurs modèles d’IA.

Entre les deux, c’est la zone. Où sévit la guerre judiciaire, à l’imagedu procès intenté par le New York Times contre OpenAI, l’éditeur de ChatGPT. Et politique aussi, pour tenter de réconcilier propriété intellectuelle et innovation.

Comment en sortir ? L’économiste Vincent Lorphelin, coprésident de l’Institut de l’Iconomie et fondateur de Controv3rse, groupes de réflexion et d’études sur l’économie numérique, a copiloté un rapport nourri et disruptif sur la question. Pour alimenter la réflexion (notamment à la demande de l’Assemblée nationale française), mais surtout pour apporter « un contrepoint » face aux thèses dominantes de la Silicon Valley. Et ce « au moment où se prennent des décisions très importantes en Europe ou l’IA s’invite au Forum de Davos.

Vincent Lorphelin interroge la valeur du travail humain, le droit à la propriété intellectuelle, le modèle européen d’économie sociale (versus le modèle d’économie de marché néolibéral) ou la chaîne de valeur de l’industrie créative. « On pensait que la créativité humaine était un bastion infranchissable par la machine et puis, au regard de ce que permet l’IA générative, on finit par douter. L’issue n’est peut-être pas juridique, mais économique », appuie le chercheur.

Le droit d’auteur a servi de base à la réflexion exposée dans votre rapport...

Si on prend l’intelligence générative sous l’angle du droit et du droit des auteurs, il faut répondre à trois questions. Est-ce que les IA génératives s’entraînent avec des œuvres protégées par le droit d’auteur ? La réponse est oui, on le sait, et c’est massif. Deux : est-ce que c’est légal ? Là, on ne le sait pas encore. Il va y avoir dix à quinze ans de procès à l’américaine. Et, à la fin, la question ne sera pas juridique mais politique. Cela va poser une troisième question : quel est l’intérêt général ? Et là, la réflexion n’a pas encore été lancée.

L’AI Act ne fournit-il pas un début de réponse ?

L’AI Act comporte un article particulier sur la transparence des sourcesdes IA génératives. Cette clause confirme la réponse à la première question : oui, les IA génératives puisent massivement des contenus protégés par la propriété intellectuelle. Mais pas à la deuxième.

En réalité, il n’est même pas certain que l’on ait absolument besoin decette transparence sur les sources. Le New York Times, par exemple, a réussi à piéger ChatGPT pour prouver qu’Open AI avait utilisé ses contenus. De leur côté, les éditeurs d’IA générative insistent aussi sur le fait que la transparence totale sur la liste des contenus grattés sur le web les obligerait à livrer leurs secrets de fabrication. Or, 95 % de la valeur de leurs produits est dans ce savoir-faire.

Bref, pour les entreprises qui innovent en matière d’IA, c’est unequestion de survie. Et pour les auteurs, qui disent que les IA génératives piquent leur job, c’est un problème existentiel. Des deux côtés, le préjudice est à peu près certain. De ce fait, le bénéfice ne sera pas clair tant que l’on n’aura pas répondu à la troisième question, celle de l’intérêt général. Ce que, à ce stade, l’AI Act ne fait pas.

Comment y répondre ?

Sam Altman et Elon Musk ont leur réponse. Que disent-ils : l’IA générative va rendre le travail obsolète, il faut donc se préparer au revenu universel. Cela coagule avec la thèse de la fin du travail relayée par Jeremy Rifkin il y a quelques années. Cela rejoint aussi celle de la singularité qui avance que d’ici quelques années (on peut se battre sur la date), l’IA générale va dépasser l’humain dans tous les domaines. La preuve c’est que l’on a toujours dit que l’IA n’ira jamais dans les métiers créatifs (elle ne sera jamais auteure, dessinateur...). Sauf que depuis l’an dernier, on y est. Les portes du bastion sont enfoncées. En parallèle, d’un point de vue économique, l’économie des plateformes telles que les Gafam est devenue la forme dominante de l’économie de marché. Sauf qu’elle présente un biais majeur : elle concentre la richesse au bénéfice de l’exploitant de la plateforme au détriment des contributeurs.

On a donc là les deux mâchoires face au travail : la valeur économique du travail n’est plus protégée ni par le savoir-faire, ni par une valeur qui ne serait pas fongible dans l’économie.

Donc, c’est effectivement la fin du travail humain ?

Alors, si on pense que le travail est plutôt une servitude, c’est plutôt une bonne nouvelle. Dans ce cas, l’idée du revenu universel de Sam Altman va plutôt dans le sens de l’intérêt général. Ça se tient.

Mais...

Mais oui, bien sûr, il y a un contre-modèle : l’IA générative peut-être un outil au service de la créativité, pas nécessairement en compétition avec l’intelligence humaine. On peut dire aussi que les plateformes ne conduisent pas nécessairement à la concentration des richesses. On peut prendre l’exemple des organismes de gestion collective, comme la Sacem (la Sabam ou la SACD en Belgique, NDLR). On peut les prendre comme des plateformes, qui mettent en relation d’un côté des musiciens et de l’autre des exploitants de musique. Leur différence fondamentale avec les plateformes numériques c’est qu’elles gèrent des droits, qui ne sont pas tout à fait des marchandises. La preuve, c’est que dans les contrats, l’unité de valeur des droits, ce n’est pas une unité monétaire, des euros, mais une unité qui s’exprime en pourcents. L’artiste est rémunéré en fonction de la collecte qui sera faite de l’exploitation de ces droits.

Comme ce n’est pas une marchandise, cela implique une gouvernance spéciale. Les organismes de gestion collective sont gouvernés par les auteurs eux-mêmes. Leur mission, c’est de gérer pour le compte des auteurs, autre chose que des marchandises. Cela rejoint la thèse de la décentralisation des plateformes numériques.

Parce que, dites-vous, les modèles centralisés des Gafam conduisent à la« sous-culture »...

Le modèle centralisé conduit à la sous-culture, parce que, dans ce scénario-là, les IA génératives ne peuvent plus s’alimenter avec des droits d’auteur et se nourrissent elles-mêmes. On appelle cela le big collapse : à un certain moment, la culture et la créativité se nourrissent d’elles-mêmes. Et on ne sort plus jamais du cadre.

Et en quoi ce contre-modèle de plateforme décentralisé peut-il répondre à la question de l’intérêt général de l’IA ?

D’abord, ce contre-modèle n’est pas marginal : ces organismes de gestion collective pèsent douze milliards de dollars dans le monde. Ensuite, l’actualité nous donne un exemple : Getty Images, l’une des plus grandes banques d’images dans le monde (qui a porté plainte contre Stability AI pour avoir pillé ses contenus, NDLR) lance sa propre IA générative pour concurrencer les leaders. Sa particularité c’est de garantir l’absence de toute violation de droits d’auteur, tout en rémunérant les auteurs dont les œuvres sont utilisées pour entraîner ses outils.

Cela invite à réfléchir sur la chaîne de valeur. Getty, qui en gros achetait et vendait des photos, va désormais vendre des images produites par son IA auxquelles des millions d’images ont contribué. Grâce à l’IA, on observe donc ce glissement d’un modèle centralisé vers un modèle décentralisé. Getty rémunère les auteurs des images primaires, avec un algorithme qui calcule un prorata de la contribution.

Le cas de Getty Images est-il annonciateur d’une vraie rupture ?

Ce mouvement va s’accélérer du fait que cette affaire de droits d’auteur représente une réelle incertitude pour les exploitants d’IA génératives, ce qui est dissuasif pour les investisseurs. Même OpenAI est rentré dans cette logique : s’ils se défendent sur le front juridique, du côté business, ils vont eux-mêmes chercher les droits d’auteur. Et pour les big tech, c’est un enjeu d’image (songez à Apple qui a fait de la protection de la vie privée un argument marketing majeur).

Il y a donc deux pistons qui se mettent en œuvre pour pousser le glissement: d’une part l’incertitude sur les droits et d’autre part les enjeux d’image. Souvenez-vous de la vague Napster et du début du piratage de masse de la musique, c’était la fin de la création musicale parce qu’il n’y avait plus de modèle économique. Puis sont arrivés iTunes et Spotify. Et une nouvelle vague a dépassé la première. Le pari de ce scénario c’est que, pour l’IA, on va vivre la même chose : la nouvelle vague va inventer un modèle décentralisé qui va valoriser et non dévaloriser la créativité et le travail.

Vous parlez de « propriété liquide »...

Imaginez que ce modèle de plateforme décentralisée devienne systémique, fasse système, au même titre que le font, aujourd’hui, les plateformes centralisées comme les Gafam. Dans ce cas, la matière manipulée, ce sont des droits intellectuels, pas des marchandises. C’est de la valeur économique non marchande. L’économiste Karl Polanyi avait défendu l’idée que l’économie de marché a marchandisé le travail, alors que le travail ne peut pas être assimilé à une marchandise.

Les plateformes centralisées, elles, vont tenter au maximum de donner une valeur marchande aux droits intellectuels. Dans une logique décentralisée, les droits vont s’exprimer en pourcents, pas en monnaie. Les valeurs économiques manipulées ne s’expriment plus en euros ou en dollars. C’est une économie qui est fondée non pas sur de l’argent, mais sur une propriété. Pour faire un parallèle avec ce qu’Emile Zola avait appelé l’argent liquide (avec le passage d’une économie où la richesse ne venait plus de la propriété terrienne mais de la circulation de l’argent), on propose la notion de « propriété liquide », où le fonds de roulement de l’économie c’est la circulation de droits de propriété intellectuelle.

Aujourd’hui, on a tellement tout financiarisé, qu’une entreprise présentedes comptes comme si tous les jours elle était à vendre, parce qu’elle mesure tout en argent. Or, il y a des richesses immatérielles, hors-bilan, qui expriment des valeurs qui ne s’expriment pas en argent. La richesse de l’entreprise dépasse ce qu’exprime l’argent. Dès lors que l’on manipule des propriétés liquides, on est amené à trouver d’autres indicateurs.
Progressivement, on évolue vers une société qui solvabilise une richesse d’un autre ordre. D’accord, ce sont des visions d’économiste à long terme, mais on remarque que l’IA, de manière contre-intuitive, fait glisser les modèles économiques vers cette vision-là.

Stratégiquement, l’Europe devrait donc choisir cette voie, cecontre-modèle à celui défendu par Sam Altman ?

Absolument. Notre ADN, c’est l’économie sociale de marché, c’est l’économie qui fait société. Le travail fait sens. Historiquement et d’un point de vue stratégique, la gestion collective des droits est deux fois plus développée en Europe qu’aux Etats-Unis. De ce fait, si on en revient à cette question fondamentale de l’intérêt général, pour faire contrepoids à la thèse de la singularité, l’intérêt général européen c’est de valoriser le modèle décentralisé. Et donc de limiter le droit de fouille puisqu’il fait l’objet d’un gros point d’interrogation juridique. Il faut donc prendre une position politique. Par exemple, limiter le droit de fouille à la recherche et l’interdire dès qu’il y a une exploitation commerciale. On a besoin d’une transparence totale sur les sources pour pouvoir rémunérer les auteurs au prorata de leur contribution aux contenus générés, et ce même
s’il y en a des millions. C’est ce que fait Getty. On a donc les moyens techniques de donner de la transparence pour rémunérer les auteurs, avec un tiers de confiance, sans casser l’innovation.

Là où, avec l’AI Act, on est rentré dans une guerre de tranchée entre les « pro culture » et les « pro innovation », on peut en sortir grâce à la création d’une filière où chaque camp sera amené à collaborer.
La régulation n’est donc pas la panacée ?
On arrive à un moment philosophique fondamental qui pose, vraiment, des questions sur le modèle de société que l’on veut. De manière caricaturale, on a toujours dit que les
Etats-Unis inventent, la Chine fabrique et l’Europe régule. On évolue vers une vision où le contrepoids au modèle d’économie de marché néolibéral débridé est ailleurs que dans la régulation. Il n’est pas juridique, il est économique.