L’opposition capital-travail a structuré la pensée économique pendant deux siècles. La transition numérique apporte de nouvelles métriques de l’économie, qui en changent la nature, expliquent les économistes Vincent Lorphelin, Christian Saint-Etienne et Michel Volle.
La manière dont nous mesurons l’économie a une influence décisive sur sa gestion et sa régulation. Mesurer le temps de travail aboutit au smic et à l’âge légal de la retraite. Mesurer la rentabilité aboutit à l’augmentation de l’épargne et à la circulation des capitaux. Mais nous ignorons ce que nous ne mesurons pas, ou mal : les effets positifs de la responsabilité d’un manager, du dévouement d’une infirmière, de l’agriculture raisonnée, d’une dynamique collective ; les effets négatifs de l’obsolescence programmée, de la bureaucratie, de l’empreinte carbone d’un produit.
L’utilité de ces effets est fondamentale en économie. Pourtant, bien que la théorie de l’utilité soit antérieure, elle a été supplantée par la théorie ricardo-marxiste de la valeur travail, puis par la théorie néoclassique de la valeur de marché.
Or, de nouvelles métriques s’invitent dans l’économie. La qualité des contributions dans Amazon est mesurée par la question : « Ce commentaire vous a-t-il été utile ? » Des algorithmes calculent l’utilité grâce aux clics des internautes pour permettre à Google de fixer les prix des publicités, à TripAdvisor ou à BlaBlaCar de classer hôtels et conducteurs.
La personnalisation de l’offre optimise cette utilité. Netflix établit une liste de films pour chaque téléspectateur. Vente-Privee effectue des recommandations individuelles. Les jeux sur smartphones de King s’adaptent à chaque joueur. L’assureur Aviva établit ses primes en évaluant la conduite grâce à une appli du smartphone de l’assuré.
Le caractère subjectif
Le consommateur est plus sensible à l’utilité d’un produit qu’à sa possession. Le covoiturage se substitue à la propriété d’une voiture. La musique portative se développe aux dépens du disque. Un produit inclut une part grandissante de services, comme le label AOC, l’échange gratuit, la commande en ligne, la livraison en magasin, le « made in France », l’image de marque, la traçabilité ou le caractère recyclable. Le rapport qualité/prix devient un rapport utilité/prix, dont la subjectivité est propre à chaque consommateur.
Cette tendance s’affermit ensuite avec les modes de production. La SNCF met tous ses horaires à la disposition de ceux qui en inventeront de nouveaux usages. Comme Mappy pour ses cartes ou Twitter pour l’exploitation de son réseau.
L’utilité « ajoutée » est valorisée de façon plus fine que par un simple bonus, indexé sur la valeur ajoutée comptable. Les modèles « freemium », dont le prix est proportionnel au service rendu, se sont imposés en ligne. Les patients notent leurs médecins sur doctor.com et les élèves d’HEC leurs professeurs. Le magazine Forbes rémunère ses journalistes en fonction de la fidélité de leurs lecteurs. Quirky rétribue des milliers de cocréateurs en analysant les traces de leurs contributions.
Les problèmes théoriques de l’utilité sont résolus par la pratique, en particulier son caractère subjectif : le prix d’un même produit, par exemple les billets d’avion, peut varier entre deux clients et entre deux instants. Le problème de la répartition équitable des revenus entre les coproducteurs d’une valeur utile est résolu grâce au big data.
Certaines initiatives publiques vont dans le même sens : les associations comptabilisent le bénévolat pour rendre compte de leur utilité sociale ; BPI France élargit son périmètre à l’innovation centrée sur l’utilisateur ; France Stratégie propose, après la commission Stiglitz, des indicateurs de croissance soutenable ; le Royaume-Uni mesure le bien-être de ses habitants ; l’Union européenne et l’ONU développent des critères d’utilité environnementale et sociale.
Les prismes du travail et du capital ont structuré la politique pendant deux siècles. Celui de l’utilité, en révélant la compétence relationnelle, la dynamique collective ou le rôle grandissant de l’utilisateur, réinvente aujourd’hui notre modèle économique pour en dépasser les limites.