L’expert de l’économie numérique Vincent Lorphelin propose, dans une tribune au « Monde », de faire payer aux éditeurs d’IA générative une redevance à reverser aux auteurs des contenus sur lesquels elles s’entraînent.
Musiciens, photographes, scénaristes, écrivains, journalistes et programmeurs s’insurgent contre ChatGPT et autres intelligences artificielles génératives (IAG), qui s’entraînent avec leurs œuvres sans leur autorisation et sans les rémunérer. Pétitions, grèves et procès fleurissent.
Le camp des éditeurs d’IAG, à l’inverse, questionne la légitimité des auteurs à revendiquer des droits si les œuvres artificielles ne ressemblent pas aux œuvres initiales. On invoque la liberté d’apprentissage, d’inspiration, de style. On rappelle opportunément que la Cour suprême des Etats-Unis avait décidé en 2016 que la numérisation de livres par Google constituait un « usage équitable » et que « Google Books apportait des avantages publics significatifs », ce qui justifiait de ne pas rémunérer les auteurs.
A Washington, le Sénat et le Copyright Office se sont saisis du problème, mais l’histoire est presque écrite d’avance. Le grand public préférera la magie des IAG gratuites aux protestations des ayants droit, comme aux premiers temps des échanges de musique en ligne, malgré les remontrances du gendarme Hadopi.
Pertes d’originalité et de diversité
On évoquera les débuts de la photographie, lorsque Charles Baudelaire s’insurgeait vainement contre son utilisation artistique. On arguera de la compétition avec les Chinois pour que l’innovation l’emporte sur les « revendications corporatistes ». Quelques concessions cosmétiques, comme la possibilité laissée aux auteurs d’interdire aux IAG d’utiliser leurs œuvres, achèveront le retour à la normale.
Pourtant, ce scénario nous emmène tout droit vers la sous-culture. Les plates-formes musicales sont déjà submergées par les morceaux artificiels. Les grandes bases de données d’images sont alimentées au rythme de trois images artificielles pour deux images d’auteurs. Or, 90 % du stock d’informations d’Internet a moins de deux ans. Le rythme s’accélérant, la majorité des contenus sera bientôt artificielle.
L’IAG se nourrira de ses propres contenus, dont la qualité sera triée par les traces d’intérêt laissées sur des plates-formes comme TikTok. Les pertes d’originalité et de diversité seront à la hauteur des gains de productivité, et la culture artificielle suivra le triste chemin de la malbouffe.
S’inspirer du mécanisme de Beaumarchais
Elon Musk, patron de Tesla et de Twitter (rebaptisé X), alerte sur une menace « existentielle » pour la survie de l’humanité. Au-delà du style outrancier qu’on lui connaît, il faut anticiper le jour où tout le monde pensera que la créativité n’est pas réservée aux humains. Le sentiment du déclassement de l’humanité face aux machines rejoindra et amplifiera alors le pessimisme écologique.
Peut-on encore redresser cette tendance ? Pour commencer, il faut se souvenir que l’exception culturelle est une vraie invention française, et rappeler le mécanisme conçu par Beaumarchais au moment de la Révolution pour rémunérer les auteurs : comme ils n’avaient pas les moyens d’identifier toutes les exploitations de leurs œuvres, il fallait des sociétés intermédiaires pour les détecter, collecter une part de la recette et la redistribuer.
C’est ce qui permet aujourd’hui à un musicien de percevoir une rémunération lorsque son morceau est joué sur une radio à l’autre bout du monde. La France a conservé le leadership de cette gestion collective. Elle a encore été la première à œuvrer pour la directive européenne sur les droits d’auteur puis à la transposer, et obtenir des plates-formes la rémunération des extraits d’articles de presse. Sa puissance culturelle lui permet de battre le fer de l’IAG tant que le débat américain est chaud.
Rémunération proportionnelle
Une solution simple serait d’étendre le principe appliqué aux discothèques, qui consiste à prélever un pourcentage de leur chiffre d’affaires pour le reverser aux musiciens. Il suffirait de définir le taux équitable de la redevance à appliquer aux IAG et le reverser aux auteurs. L’économiste Ernst Fehr évalue par exemple à 14 % la valeur qu’apportent les agences de presse à Google Search, précurseur de l’IAG. Pour prendre une comparaison plus établie, le taux de 15 % est celui que retiennent les pays producteurs de pétrole sur le prix du baril.
On a suffisamment dit que les propriétés intellectuelles étaient le pétrole du XXIe siècle pour ne pas s’en inspirer ! Pour être équitable, la répartition de cette collecte nécessite un mécanisme spécifique aux IAG. Une œuvre peut en effet être indispensable à une IAG alors que son exploitation directe est médiocre. Les eurodéputés ont déjà décidé que les IAG devront publier un « résumé détaillé de l’utilisation » des œuvres primaires. Il ne reste plus qu’à préciser le contenu de ce résumé.
Les technologies de la blockchain et les nouvelles normes des métadonnées permettent d’authentifier les propriétés et de mesurer leur utilité relative. C’est tout ce qu’il faut à ce contenu pour permettre la rémunération proportionnelle des auteurs. Leurs propriétés deviendront aussi liquides que l’est devenu l’argent au XIXe siècle, et la trajectoire de l’IAG se redressera enfin vers un avenir plus désirable.