1er juillet 2020 - L’expert du numérique Vincent Lorphelin affirme que Mark Zuckerberg, loin d’abandonner sa monnaie numérique, entend en faire l’instrument de l’économie des microéchanges.
Avec la forte accélération du commerce électronique, des réseaux sociaux, des visioconférences et du télétravail, la crise sanitaire pourrait avoir fait gagner plusieurs années à la transition numérique. Elle pourrait aussi précipiter l’arrivée de « l’économie décentralisée » dont la libra, la monnaie numérique lancée par Facebook, est l’emblème.
La libra a été annoncée il y a un an comme un nouveau bitcoin soutenu par une vingtaine de sociétés technologiques. Après avoir défié les Etats et les banques centrales, elle semble maintenant vouloir se racheter une conduite. Le concept de monnaie mondiale indépendante cède le pas aux libra-dollar et libra-euro et se soumet à la préséance des autorités des marchés financiers. Facebook se limiterait ainsi à prendre une part du marché des transferts d’argent transfrontaliers… et à augmenter le prix de ses publicités.
Pourtant, ce nouveau positionnement n’est qu’une façade. Comment imaginer que Mark Zuckerberg ait engagé un rapport de force avec les régulateurs et l’image de son groupe pour ne plus tenir qu’un second rôle ? Son ambition est intacte : il s’agit de préparer pour son groupe un rôle central dans le nouveau théâtre de la transition numérique.
Acte I : le yuan numérique se prépare discrètement depuis cinq ans. En cours de test à Suzhou [à l’ouest de Shanghaï], il est prêt à être déployé par WeChat et Alipay, les équivalents chinois de Facebook et Amazon. Prenant brutalement conscience des enjeux de souveraineté monétaire puis géopolitiques, les banques centrales occidentales ont réagi compulsivement en menaçant la libra, en lançant leurs propres projets et, aux Etats-Unis, en précipitant la création du cryptodollar à l’occasion du plan de relance post-Covid-19… avant finalement d’y renoncer !
500 milliards de dollars
Acte II : après avoir adopté une attitude moins rebelle, le consortium Libra négocie aujourd’hui des licences, à commencer par la Suisse-libra, afin de pacifier sa relation avec les régulateurs. Non seulement elle a besoin d’eux comme les premiers constructeurs automobiles ont eu besoin du code de la route, mais le rapport de force lui est défavorable. Alors que le camp chinois – banques nationales, WeChat et Alipay – dispose d’un arsenal de neuf cents brevets, ni Libra ni Facebook n’ont de brevets sur les cryptomonnaies. Ils ont impérativement besoin d’alliés, or Visa et Mastercard n’ont pas résisté à la pression et ont quitté Libra avec leurs cent brevets.
Acte III : Libra ouvre à ses associés le marché des transferts d’argent transfrontaliers, qui représentent 500 milliards de dollars (446 milliards d’euros).
Mais, pour Facebook, la véritable opportunité n’est pas là. Lorsque les paiements deviendront aussi faciles qu’un envoi de SMS, sa néobanque Novi remplacera les banques traditionnelles dans la petite économie du quotidien : pour emprunter 100 euros et rembourser toutes les semaines, acheter une place de concert à condition qu’un ami vienne, vendre ses données de santé anonymisées, louer la capacité de calcul de son ordinateur pendant la nuit, être rémunéré pour ses photos de monuments ou faire une heure de télésurveillance…
Cette petite économie va rapidement se développer, tirée par le paiement par mobile, l’exploitation des données et l’explosion du travail free-lance en ligne, qui représentent déjà 2 000 milliards de dollars. Elle va aussi solvabiliser l’achat d’une musique en un clic, rémunérer les commentaires et « like » utiles, valoriser les actifs non marchands comme les étoiles d’un restaurant, le certificat d’énergie verte, la garantie de provenance d’un produit artisanal ou la contribution à un projet de film.
Economie du flocon de neige
Aucun de ces nouveaux services n’est encore utilisé par le grand public, qui n’en a entendu éventuellement parler qu’à l’occasion de la bulle des cryptomonnaies. Comme lors de la préparation du smartphone, l’effervescence est souterraine et les applications semblent abstraites.
Avant son déploiement, on présentait le smartphone comme « une galerie » de services de mobilité permis par le GPS et l’écran tactile, ce qui ne donnait qu’une vague idée, vite oubliée, lors de sa prise en main.
Comment présenter « l’économie décentralisée » ? Grâce à la blockchain et à l’intelligence artificielle, il s’agit de reconnaître et récompenser équitablement chaque microcontribution à la mission d’une communauté. C’est l’économie du flocon de neige, dont le nombre finira par blanchir le paysage.
La stratégie de Facebook est déjà calée sur ce nouvel objectif. On sait que son modèle, fondé exclusivement sur la publicité, est à bout de souffle. Les vidéos gags, les rumeurs et les célébrités font de l’audience et des « like », mais les utilisateurs apprécient davantage les nouvelles de leurs amis. C’est pourquoi le réseau social privilégie maintenant les indicateurs de bien-être à ceux du trafic. Il préfère reconnaître davantage les contributions qui participent à cette mission plutôt que de maximiser son chiffre d’affaires instantané. Ce fut le premier pas de Facebook vers l’économie décentralisée.
Petite économie du quotidien
Il a été suivi par la rémunération des utilisateurs de « study », qui acceptent le monitoring de leur activité, puis par l’ouverture de ses données aux chercheurs pour combattre le Covid-19. Mark Zuckerberg ne s’en cache pas, il veut faire travailler les gens ensemble à grande échelle sur les nouvelles plates-formes du groupe. Le commerce électronique doit être sur Facebook Shopping, la visioconférence sur Messenger Rooms. Et la libra doit être la monnaie.
L’homme-clé de cette nouvelle vision est Marc Andreessen. Le fondateur de Netscape est un des premiers investisseurs et administrateurs de Facebook. Il a soutenu Instagram et Oculus, revendus à Facebook. Il a cofondé Libra, a investi dans d’autres monnaies numériques comme bitcoin, ethereum ou celo, et dispose d’un milliard de dollars pour financer les start-up de cryptomonnaie. Selon lui, la vague de « l’économie décentralisée » est d’une ampleur supérieure à celles du Web 2.0 et du smartphone.
Cette vision s’est cristallisée avec l’épidémie. Facebook encourage ses employés à continuer à télétravailler en utilisant ses plates-formes collaboratives, suivi par Google, Microsoft, Twitter et Amazon avec leurs propres outils. La petite économie du quotidien pourrait rapidement devenir une grande économie transverse.
La fable d’une monnaie indépendante menaçant la souveraineté des Etats et des banques centrales était peut-être tactique, ou tout simplement maladroite. En tout cas, la nouvelle présentation plus modeste de Libra ne doit pas non plus nous leurrer. L’enjeu véritable est l’attribution du premier rôle dans l’économie décentralisée, dont la crise sanitaire a brutalement accéléré le calendrier.