2 septembre 2014 - Les dérives des pratiques coopératives provoquent des révoltes de contributeurs. Ces dérives acculent en effet la promesse de la culture collaborative dans une impasse économique. La solution est pourtant à portée de main...
La grogne des contributeurs prend de l’ampleur
Les pratiques coopératives (1) ont permis à des millions de contributeurs de construire ensemble les cathédrales modernes que sont Wikipedia, Google Earth, Flickr, Firefox, OpenStreetMap et des centaines d’autres.
Seulement voilà : un vent de révolte souffle aujourd’hui parmi les contributeurs. Une pétition est adressée au gouvernement contre certaines plate-formes de crowdsourcing. Cette pétition est signée par 7000 graphistes, webdesigners, directeurs artistiques, développeurs, ergonomes et autres illustrateurs (2). Ce qu’ils dénoncent ? Les plate-formes qui reposent sur l’industrialisation du travail gratuit, en dehors des règles de l’appel d’offre, du concours ou du bénévolat. Ils emboîtent ainsi le pas à la campagne NO!SPEC.com, qui exhorte les designers à ne pas succomber aux sirènes des plate-formes comme crowdspring ou 99designs. Ou encore à la levée de boucliers qui a suivi le rachat du journal de crowdsourcing Huffington Post par AOL pour 315 millions de dollars.
Le Président du syndicat des journalistes exige alors que le gâteau soit partagé. Il est immédiatement suivi par une « grève » des contributeurs d’articles de presse, scandalisés de voir leur contribution gracieuse monétisée de manière imprévue. Un éditorialiste du Los Angeles Times s’étrangle : « AOL et le Huffington Post rejouent les pires abus du capitalisme industriel de l’ancienne économie : ateliers de misère, augmentation des cadences et travail à la pièce ».
Même mécontentement chez ceux qui ont soutenu pour quelques centaines de dollars la startup Oculus, et qui réclament aujourd’hui leur part des 2 milliards payés par Facebook pour la racheter. S’il s’était agi d’un investissement, leur mise aurait en effet été multipliée par 400. Ou chez les contributeurs d’IMDB, base de films collaborative, lors de son rachat par Amazon.
La logique des plateformes, qui a fait le succès d’internet, n’est pas durable
Même de manière indirecte, les contributions sont systématiquement récupérées puis monétisées au seul profit des plate-formes. Les traductions soi-disant automatiques sur internet sont en fait des collages de traductions de textes similaires faites auparavant par de véritables traducteurs. Les banques de photos à 15 centimes récupèrent celles dont les droits ont été abandonnés par des amateurs qui signent – comme tout le monde - les conditions générales sans les lire.
Jaron Lanier, classé par Time parmi les 100 personnalités les plus influentes, s’inquiète de l’ampleur du travail gratuit de millions de contributeurs, dont la bonne volonté désintéressée provoque ainsi – indirectement - leur propre chômage. Le gouvernement français lui-même constate officiellement que la délocalisation des bénéfices ainsi générés « porte préjudice à tous les secteurs de l’économie et que l’urgence d’instaurer de nouvelles règles constitue non seulement un enjeu de recettes fiscales pour l’Union mais également un enjeu de souveraineté » (3).
Y a-t-il donc de bonnes pratiques coopératives, celles qui aboutissent au partage de biens communs, et de mauvaises pratiques, celles qui conduisent les contributeurs et l’Etat à s’indigner contre certaines plate-formes ? Dans ce cas, où est la frontière entre les deux ? Doit-on empêcher Google de monétiser le contenu de Wikipedia ? Considérer que le service rendu par Facebook est insuffisant comme contrepartie des like et micro-blogging ? Doit-on limiter les concours et appels d’offres à un nombre limité de participants ? Interdire les contrats de cession de droits ? Taxer les plate-formes ?
Toutes ces questions n’auraient en fait jamais dû se poser. Le père de l’hypertexte, Ted Nelson, avait en effet conçu son système Xanadu pour qu’aucune œuvre originale ne puisse être réutilisée sans que soit en même temps emportée la signature de son auteur. De plus, le lien hypertexte était bi-directionnel : un auteur devait savoir par qui son œuvre avait été réutilisée. Cette double règle, trahie par le HTTP à la faveur de sa simplicité et au profit du succès d’internet, en restera toujours le péché originel. Aujourd’hui, comment les plate-formes peuvent-elles racheter cette faute ?
La solution se trouve dans la genèse des pratiques collaboratives
Revenons aux motivations d’un contributeur, qui pourraient se résumer de la manière suivante : « je suis prêt à faire un travail gratuit pour un bien commun si je trouve que le projet a du sens. Je suis prêt à être rétribué, si le contrat est transparent, sous une autre forme que l’argent, comme la visibilité ou l’influence. Mais, dans tous les cas, si ma contribution génère un profit pour quelqu’un, même de manière indirecte, je veux en recevoir une part équitable ».
Pour répondre favorablement à cette intention légitime du contributeur, les plate-formes devraient ainsi appliquer les règles générales suivantes :
Consommer le minimum de droits intellectuels du contributeur, pour lui laisser la possibilité de les exploiter ailleurs.
Informer le contributeur de ses contreparties et de ses risques, de manière claire et personnalisée, pour assurer la bonne transparence du contrat.
Partager les profits de manière équitable.
Déclarer publiquement la part des profits répartie entre les contributeurs, la finalité et les valeurs du projet.
Lorsque le contributeur s’apprête à apporter sa contribution à une plate-forme, il peut éventuellement vérifier les 4 engagements de celle-ci. En revanche, si sa contribution est réutilisée de manière indirecte par d’autres plate-formes qu’il ne peut pas identifier, comment faire ? Faut-il inventer une nouvelle loi, peut-être au niveau international ? Non, il suffit juste de revenir aux fondamentaux des pratiques collaboratives. Celles-ci doivent leur succès essentiellement aux licences ouvertes (open source, copyleft, creative commons), qui autorisent de manière unilatérale, donc sans négociation, la réutilisation des œuvres originales. En changeant d’ADN, on changerait la nature de ces licences qui deviendrait du « not too wide open license, please fairly share values and profits ». Il suffirait donc à tout contributeur de se référer à cette nouvelle licence – appelons-la #FairlyShare.
Les licences existantes sont en effet insuffisantes. Les utilisations commerciales sous licence « CC-NC », en particulier, sont soumises à autorisation préalable, ce qui réintroduit une étape de négociation rédhibitoire dans la pratique.
La solution est si simple qu’elle peut être mise en œuvre immédiatement
Pour illustrer de manière plus concrête le fonctionnement de #FairlyShare, imaginons que cet article soit rediffusé sur une plate-forme de mashup comme Scoop.it ou Pearltrees et y génère un profit de 1 €.
La plate-forme devrait informer le serveur partenaire de #FairlyShare des points suivants :
- les droits intellectuels consommés (ex : droit non exclusif de rediffusion),
- la visibilité de l’article (ex : nombre de clics/de partages sur Facebook/de re-scoops),
- la part du profit réservée aux contributeurs (ex : 50 %),
- la répartition entre les œuvres (ex : 40 % pour la constitution du mashup, 60 % répartis en fonction du nombre de clics sur chacune des œuvres constituant le mashup),
- l’adresse URL où sont publiquement déclarées les finalités et valeurs du projet.
De même les moteurs de recherche comme Google devraient informer ce serveur partenaire des profits réalisés avec le référencement de cet article. Ce serveur pourrait ainsi facturer toutes ces plate-formes, puis assurer une répartition des gains selon les meilleures pratiques constatées, par exemple :
- 40 % pour l’auteur de l’article,
- 40 % répartis entre les contributeurs,
- 20 % répartis entre les sources bibliographiques.
Ces derniers 20 % feraient encore à leur tour l’objet d’une nouvelle répartition et ainsi de suite selon une arborescence ramifiée jusqu’aux créations originales, qu’elles soient littéraires, artistiques ou industrielles.
Au final, cette mécanique permettrait d’informer les contributeurs de leurs contreparties et de partager équitablement les profits des plate-formes grâce à la reconnaissance de la valeur économique de chaque contribution, y compris quand il s’agit d’une nano-contribution. Comme la valeur économique cumulée de ces plate-formes dépasse le millier de milliards de dollars, l’enjeu pour la France se chiffre en dizaines de milliards. Largement de quoi alimenter une vraie réflexion politique.
Qu’est-ce qu’on attend pour enclencher ce processus ?
En fait, rien : cet article contient tout ce qu’il faut pour définir un contrat, du moins son brouillon : un exposé préalable, une intention et des règles. Merci donc aux plate-formes de noter que cet article est sous licence #FairlyShare1-1-1-1, détaillée ici, et aux contributeurs qui partagent ces motivations de glisser ce tag dans leurs œuvres ! C’est ainsi que nous pourrons –enfin- maîtriser les dérives des pratiques coopératives, développer une culture collaborative plus durable et revenir à l’esprit des cathédrales.
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Chronique rédigée par Vincent Lorphelin, Entrepreneur (VenturePatents, Les500.fr)
avec les contributions de :
Gilles Babinet, Président de CaptainDash.
Frédéric Fréry, Professeur à l’ESCP Europe.
Arnaud Groff, co-Fondateur de la Fabrique à Innovations.
Francis Jacq, Philosophe Sémiologue.
Anne-Dominique Legrand, Directeur de la Communication & Talent Management, Allianz.
Yannig Roth, Doctorant, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Gilbert Benoit, coach Lean et Agilité.
Jérôme Delachaux, Gérant de Solutio Consultants.
Christophe Toulemonde, Fondateur de Jemm Research.
Sébastien Valoggia, Entrepreneur (Glassac, Alpone Capital, L4 Logistics).
Michel Volle, co-Président de l’Institut de l’Iconomie.