Avec l'accord sur l'IA Act, l'Europe a été qualifiée de pionnière dans la régulation de l'intelligence artificielle. Dans le débat européen, Vincent Lorphelin dénonce la focalisation excessive sur les risques de piratage des auteurs, qui brouille les véritables enjeux.
L'IA Act, première législation au monde pour l'intelligence artificielle, est présenté comme un accord historique. Il est pourtant miné par une constellation de postures explosives de deux camps opposés : les pro-innovation contre les pro-culture.
Dans le premier camp, Jean-Noël Barrot, ministre du Numérique, entend vider cet accord de sa substance lors des prochaines discussions sur sa mise en oeuvre. Il est soutenu par Emmanuel Macron, qui veut protéger la licorne française Mistral AI. Ce concurrent de ChatGPT est un espoir européen majeur, menacé de mort par l'AI Act. Toute sa valeur réside dans son secret du raffinage d'Internet pour alimenter les IA génératives, que l'AI Act contraindrait à révéler. Sans surprise, le comité pour l'IA générative, lancé par Elisabeth Borne, surreprésente les innovateurs.
Dans le camp opposé, les auteurs considèrent que leurs oeuvres ont été massivement pillées, ce qui représente un risque existentiel. Ils exigent la transparence sur les contenus utilisés pour entraîner les IA génératives et obtenir des réparations substantielles. Ils sont soutenus par les eurodéputés, qui ont défendu la clause controversée de l'AI Act, et indirectement par le commissaire européen Thierry Breton, qui tacle ceux qui se préoccupent d'intérêts privés plutôt que de l'intérêt général.
Situation absurde
En se radicalisant, ces postures ont conduit à une situation absurde. D'abord, si les menaces sont en effet sérieuses de part et d'autre, elles reposent d'abord sur l'appréciation juridique de l'usage équitable ou non des oeuvres. Les décisions finales pourraient ne tomber que dans dix ans. Dans l'intervalle, cette incertitude gênera les investissements beaucoup plus lourdement que l'AI Act. Ensuite, il est techniquement douteux que la transparence imposée par l'AI Act soit nécessaire pour que les auteurs puissent faire respecter leurs droits. Enfin, le gouvernement français se retrouve à défendre l'innovation contre la culture, ce qui contredit sa vocation historique pour l'exception culturelle.
Cette situation ne peut être que préjudiciable à la France et à l'Europe. Inédite, elle révèle en fait un impensé profond, celui du point d'équilibre désirable entre les intelligences humaine et artificielle.
Comme on a longtemps considéré les métiers d'auteurs comme le dernier bastion de l'intelligence humaine, la percée de l'IA générative est vue par Elon Musk et autres adeptes de la théorie de la singularité comme la preuve de sa prochaine domination. Or, cette percée révèle seulement que même ces métiers ont leur part de répétitivité. L'IA générative ne remplace pas, elle reste un outil au service de l'activité créative. C'est la conclusion de l'accord, après six mois de grève, entre les scénaristes et les studios hollywoodiens . C'est aussi la décision récente du Copyright Office : la production d'une IA générative ne peut pas être protégée par copyright, car elle n'exprime pas la personnalité d'un auteur.
Répartir la redevance
Cette clarification juridique doit maintenant se doubler d'un équilibre économique. On a vu comment le modèle de plateforme s'est imposé aux dépens des contributeurs d'Internet. Même lorsque des Etats, comme l'Australie ou le Canada, mettent tout leur poids dans le rapport de force, ils n'arrachent qu'une redevance pitoyable de 2 % pour rémunérer leur presse. Les tractations en cours avec les groupes de média Gannett et News Corp montrent que ce taux sera encore écrasé par l'IA générative.
Pour conjurer ce funeste destin, le « New York Times » tape du poing sur la table et enclenche une procédure judiciaire contre Open AI et Microsoft pour revaloriser ses droits. Les grandes bases d'images, comme Shutterstock, lancent leurs propres IA génératives pour concurrencer les leaders tout en rémunérant les droits d'auteur. Ce mouvement annonce une nouvelle vague de l'IA générative, de la même manière qu'iTunes et Spotify avaient innové pour dépasser le piratage de masse de la musique.
Le débat politique actuel se focalise sur la version moderne de la loi Hadopi, qui devait endiguer ce piratage, alors qu'arrive déjà la vague suivante. Chacun des acteurs doit réviser sa posture. Les organismes de gestion collective doivent adopter l'IA générative. Les exploitants d'IA génératives doivent renoncer aux sources qui bafouent les droits d'auteur. Ils doivent au contraire fournir des indicateurs pour répartir équitablement la redevance aux auteurs selon leurs contributions. Le gouvernement doit accompagner la négociation pour sécuriser leurs risques juridiques. Il doit enfin penser à l'équilibre désirable entre intelligences, pour anticiper l'écrasement des redevances. L'exception culturelle, qui a conduit les discothèques à rémunérer les musiciens et Netflix à financer le cinéma, doit l'inspirer pour fixer le taux global à payer par les IA génératives.