L’expert du numérique Vincent Lorphelin et l’économiste Christian Saint-Etienne expliquent, dans une tribune au « Monde », que la Chine convoque le combat pour la suprématie technologique sur le terrain des brevets.
La lutte pour la suprématie mondiale entre la Chine et les Etats-Unis se durcit encore. La Chine vient de déclarer la guerre des brevets des cryptomonnaies : « Le droit d’émettre et de contrôler une monnaie numérique deviendra un champ de bataille entre les Etats. » Elle ne cache pas son but. Il s’agit de « briser le monopole du dollar, ce qui sera l’élément clé de l’internationalisation du yuan ». Pour être prise au sérieux, elle dévoile aussi ses armes, un portefeuille de « cent trente brevets couvrant toute la chaîne de production, d’émission et de circulation des cryptomonnaies ».
Agressive sur la forme, elle est également dure sur le fond : accusée de voler aux Etats-Unis pour 600 milliards de dollars (environ 515 milliards d’euros) de propriété industrielle par an, la Chine veut donner des preuves de son inventivité. Accusée de manipuler sa monnaie, elle veut affaiblir le dollar en empêchant sa version numérique. Sanctionnée à travers ses entreprises technologiques ZTE et Huaweï, elle veut punir symétriquement des entreprises occidentales grâce à ses brevets.
La Chine menace le cœur de l’économie mondiale : l’Internet de l’argent. Comme pour la préparation d’Internet dans les années 1990, l’effervescence souterraine des technologies financières gronde. Les Etats en ont pris conscience avec les premières éruptions du bitcoin, de la libra de Facebook et de la néobanque Revolut, qui vaut déjà la moitié de la Société générale. Barack Obama avait déclaré que les Etats-Unis « possédaient » Internet. La Chine rétorque aujourd’hui et déclare en substance posséder l’Internet de l’argent.
Il s’agit d’une stratégie de chasseur de brevets (en anglais patent troll). Cette pratique controversée consiste à amasser des brevets, les opposer à des exploitants et les menacer d’interdiction pour en obtenir d’avantageuses compensations. C’est l’arme économique ultime, plus dangereuse pour les géants technologiques que les menaces de démantèlement, de taxes ou de pénalités pour abus de position dominante.
Changement de ton
Après avoir multiplié par deux cent ses brevets internationaux en vingt ans, la Chine est devenue le premier déposant en 2019. Le président Xi Jinping a déclaré sa volonté d’acquérir « la puissance de réglementer la blockchain dans le monde ». Aujourd’hui le rapport de force lui est favorable, avec mille cent brevets dans le camp chinois, Etat et champions réunis, contre six cents dans le camp américain.
Comme les guerres de brevets ne sont pas des batailles de tranchées mais de contre-offensives, ce qui multiplie les fronts, il fait peu de doute que ce terrain va être étendu à l’intelligence artificielle, dont la Chine veut devenir le leader mondial en 2030, et à toutes les technologies stratégiques.
Ce qui n’était pas attendu, c’est la brutalité du changement de ton. Les fonds de brevets souverains existent depuis une dizaine d’années. Mais, taxés de protectionnisme déguisé et de « patent trolling d’Etat » par le Sénat américain, ils sont jusqu’à présent restés discrets. L’annonce tonitruante de la Chine va décomplexer la face agressive de leur activité.
Il faut se souvenir de la puissance dévastatrice de la guerre des brevets entre Apple et le duo Samsung-Google : des centaines d’entreprises internationales emportées dans la tourmente, le téléphone Galaxy interdit de vente dans certains territoires, des valorisations comme celle de Nortel flirtant avec le million de dollars par brevet, des groupes comme Motorola changeant de mains pour leurs seuls brevets, des procès homériques se chiffrant en milliards. Cette puissance va être encore amplifiée par celle des Etats.
Dans ce contexte, la France a un positionnement contrasté. En négatif, nous souffrons d’un grave déficit de dépôts de brevets. Les chercheurs préfèrent publier leurs travaux que les protéger. Les PME déposent deux fois moins que leurs homologues allemandes. Les start-up négligent les brevets au motif qu’ils paraissent chers, compliqués et indéfendables. L’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), qui privilégie son intérêt sur celui des inventeurs, oublie de les informer que logiciels et innovations d’usages se protègent mieux aux Etats-Unis.
L’inventivité de la France
En positif, en revanche, la France dispose toujours d’une inventivité reconnue comme unique au monde. Elle est à l’origine de la vision précoce de l’« économie de la connaissance », fondée sur la propriété intellectuelle, bien que sa mise en œuvre européenne se soit soldée par l’échec de la stratégie de Lisbonne, décidée en mars 2000. Elle est le seul Etat occidental à avoir créé un fonds souverain de brevets, bien que sa lettre de mission soit illisible.
Que devons-nous faire ? Sur le long terme, développer une politique du brevet avec la même ambition que la politique de l’innovation. Retourner la culture anti-brevet comme l’ont fait Google et la Chine. Google s’est construit grâce aux logiciels « open source ». En Chine, le confucianisme valorise la copie du maître par ses disciples. Les deux étaient philosophiquement hostiles à la propriété intellectuelle. Aujourd’hui, pourtant, Google a rejoint Apple dans le Top 10 des inventeurs américains, et la Chine est devenue le leader mondial des brevets.
Sur le court terme, il faut acheter le maximum de brevets internationaux relatifs à l’Internet de l’argent, avant que les enchères s’enflamment. Financer 100 % des frais des brevets. Privilégier la protection des innovations d’usage, qui a davantage de valeur stratégique face aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Payer une prime de 5 000 euros aux inventeurs. Garantir le rachat à 200 000 euros de tous les futurs brevets des secteurs stratégiques, y compris déposés à l’étranger. Créer un fond de brevets européen avec la mission de soutenir notre politique de souveraineté technologique, économique et monétaire. Inventer une redevance GAFA globale plutôt qu’une taxe GAFA locale.
La nouvelle position de la Chine est une menace ultime de suprématie technologique. Elle est aussi une chance, à travers l’enchérissement des brevets, de revaloriser les fruits de la recherche, de l’innovation, de la connaissance et d’un grand atout de la France : son inventivité.