Le robot conversationnel ne va pas se contenter de bouleverser l’économie d’Internet en menaçant le modèle publicitaire des géants du numérique, les Gafam, détaille l’économiste Vincent Lorphelin, dans une tribune au « Monde ».
Nous avons pris l’habitude d’utiliser Google pour nous aiguiller vers les pages Web pertinentes. Pourquoi fouiller ces pages, et générer au passage des revenus publicitaires, si l’intelligence artificielle (IA) trouve directement la réponse à nos questions ? Nous utilisons Amazon pour une expérience d’achat documentée par des fiches de produit sponsorisées. Que deviendront-elles lorsque l’IA proposera immédiatement le produit idéal ? Nous utilisons Facebook ou Instagram pour être connectés à nos communautés. Que deviendra cet usage si les mises en relation et l’essentiel du contenu posté sont fabriqués par l’IA ? La nouvelle génération d’IA retire des raisons de passer du temps ou de naviguer sur le Web. Or, ce temps et ces clics sont monétisés, ce qui questionne le cœur même d’Internet : son modèle publicitaire.
En réaction, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne résisteront probablement pas à la tentation de remplacer la publicité par la manipulation. Le scandale de Cambridge Analytica a montré, dès 2014, qu’il était possible d’influencer le vote des électeurs en leur présentant individuellement des informations fabriquées. Depuis, le jeu Candy Crush a démontré qu’il était possible de créer suffisamment d’addiction pour faire payer la possibilité de continuer à jouer. Meta a annoncé pouvoir modifier ses algorithmes pour augmenter le bien-être de ses utilisateurs. La diffusion volontaire des infox a convaincu 1 Français sur 10 que la Terre est plate.
Désormais, une utilisation similaire de l’IA de nouvelle génération permettra de vendre au plus offrant non plus une audience mais un service d’apport direct de chiffre d’affaires, voire d’une quantité d’opinions favorables (ou défavorables) ! Effet collatéral, ce commerce de la manipulation se fera aux dépens de la capacité de jugement des consommateurs et des électeurs. Les eurodéputés s’étaient alarmés du danger que révélait Cambridge Analytica pour la démocratie. C’était à l’âge de pierre de l’IA. Aujourd’hui, l’industrialisation de la manipulation constitue un risque systémique, au même titre que le réchauffement climatique est un risque écosystémique.
Par ailleurs, les terrains commerciaux des Gafam ont commencé à se chevaucher. Amazon et Apple se sont invités récemment dans le marché publicitaire dominé par le duopole Meta-Google qui, en retour, se lance dans le commerce électronique. Microsoft veut étendre le Xbox Store au mobile face à Google Store et Apple Store. Après les services vidéo, musique, cloud et paiement vient le tour des métavers, dont les enjeux pourraient dépasser ceux du smartphone, voire d’Internet. Alors qu’Apple n’a pas encore annoncé de produit sur ce segment, Meta et Microsoft se sont d’ores et déjà ligués contre lui.
Ce nouveau jeu concurrentiel a révélé l’importance de l’image des Gafam. Dès 2019, Apple, en se faisant le héraut de la confidentialité des données, a montré que la défense d’enjeux de société pouvait apporter un bénéfice d’image aux dépens de ses concurrents. Depuis, pour des raisons d’image, les Gafam ont tour à tour supprimé la reconnaissance faciale, accepté une sanction pour pratique commerciale trompeuse afin d’éviter l’étiquette d’obsolescence programmée, renoncé à des commissions sur chiffre d’affaires d’applications au profit des petits développeurs, tout en organisant des campagnes de dénigrement de leurs concurrents.
Cette importance de l’image se mesure au succès des nouveaux produits et à la différence de salaire des ingénieurs entre entreprises. Lorsqu’elle est mauvaise, elle peut surtout attirer l’attention des régulateurs, qui utilisent les « affaires » pour justifier leur action. La menace de démantèlement des Gafam plane toujours aux Etats-Unis, mais devrait décroître avec l’accentuation de la concurrence qui les oppose. Côté européen, en revanche, le Digital Services Act est justement conçu pour parer les risques de l’IA. Mais le risque de manipulation de masse, qui ne manquera pas de provoquer les alertes dont se saisiront les régulateurs, va exacerber la bataille de l’image.
Les Gafam seront attentifs aux erreurs des IA à l’origine de ces alertes. Amazon a déjà fait les frais d’un algorithme de recrutement sexiste, qui reproduisait mécaniquement l’information ambiante et ses biais. Les nouveaux équivalents de Wikipédia, en cours de construction, sont fabriqués par des IA, mais des contributeurs humains interviennent pour juger du résultat. La qualité de l’information produite par l’IA va devenir aussi sensible que le respect des données privées et nécessitera une intervention humaine pour la gouverner. Après plusieurs années pendant lesquelles ils sont restés sourds aux revendications des propriétaires intellectuels, au premier rang desquels les éditeurs de presse, les Gafam devront finalement reconnaître avoir besoin de leurs estampilles.
Selon toute vraisemblance, le modèle publicitaire d’Internet et le pillage de la propriété intellectuelle vont s’amenuiser. Les Gafam, dont les domaines d’action étaient historiquement séparés, vont se concurrencer et se livrer une âpre bataille d’image. ChatGPT a introduit un nouveau chapitre de l’économie numérique.